Bensouda contre Gbagbo : « risque de fuite » ou « Apologie de Socrate » ?

Cet article s’origine à partir du document N° : ICC-02/11-01/15, en date du 7 octobre 2019, dans sa version française de vingt-deux (22) pages, tel que rédigé par l’Équipe de Défense de Laurent Gbagbo et signé par Me Emmanuel Altit, Conseil principal de Laurent Gbagbo. Précisons qu’il est adressé à l’ensemble des parties, et tout spécialement à la Chambre d’Appel de la Cour pénale internationale composé de sept (7) Juges. Il forme un « recours » qui se donne pour objet la réfutation, en droit, de la justification équivoque selon laquelle l’acquittement total de Laurent Gbagbo devait être pondéré et limitée par une liberté restrictive (conditionnelle), en raison du « risque de fuite » qui le soustrairait à la Juridiction internationale.

Dr Pierre Franklin Tavares

Savoir raisonner, c’était autrefois la science des sciences : aujourd’hui cela ne suffit pas, il faut deviner, & sur tout en matière de se désabuser. Qui n’est pas bon entendeur, ne peut pas être un homme bien entendu.

Balthazar Gracian, L’Homme de Cour, pp. 18 – 19.

 

I. Le Document N° : ICC-02/11-01/15

Cet article s’origine à partir du document N° : ICC-02/11-01/15, en date du 7 octobre 2019, dans sa version française de vingt-deux (22) pages, tel que rédigé par l’Équipe de Défense de Laurent Gbagbo et signé par Me Emmanuel Altit, Conseil principal de Laurent Gbagbo. Précisons qu’il est adressé à l’ensemble des parties, et tout spécialement à la Chambre d’Appel de la Cour pénale internationale composé de sept (7) Juges. Il forme un « recours » qui se donne pour objet la réfutation, en droit, de la justification équivoque selon laquelle l’acquittement total de Laurent Gbagbo devait être pondéré et limitée par une liberté restrictive (conditionnelle), en raison du « risque de fuite » qui le soustrairait à la Juridiction internationale.

Ce document, il faut le reconnaître, est tout à fait exceptionnel par sa qualité ; et ce au moins sous un triple rapport.

En effet, il se distingue, tout d’abord, par le caractère rationnel de son argumentaire, qui échappe au juridisme (radotage, technique processuelle, lois hétéroclites) et, mieux encore, il se tient loin de tout assemblage chaotique des pré-jugés rapides et des suspicions faciles. En outre, il ne se fonde pas sur des déterminations éthiques (le bien, le mal, etc.) et psychologiques (les pré-jugés, la suspicion, les intentions, etc.) mais se tient, stricto sensu, à l’intérieur du Droit et ne s’en écarte pas. En outre, il renvoie à l’une des questions ontologiques qui est au cœur même de la Philosophie : comment donc ce qui, ici, est « total », à savoir la Liberté (de Laurent Gbagbo), l’acquittement total, peut-il être limité (conditionné, relativisé, déterminé) par un contraire, à savoir une « partie », en l’occurrence le « risque de fuite » dont l’intention est si facilement prêtée à Laurent Gbagbo ? En d’autres termes, dans quelle mesure ce qui est (le) « Tout », ou la totalité, peut-il être contraint par l’une de ses parties, définie comme la possibilité (certaine) du « risque de fuite » ? Certes, la fuite est une partie de la Liberté, comme l’a affirmé le philosophe Hume avec « le droit de fuite » pour quiconque, mais à la seule condition que la vie du concerné soit en danger. Il est vrai, également, que l’Ancien Testament et le Droit romain insiste sur le « droit d’asile » accordé aux fuyards. Il est connu que lorsque les Nègres captifs ou esclaves voulaient recouvrir la Liberté, ils prenaient « le risque de fuir » dans les hauteurs : le marronage. Malheur à eux, si dans leur course de la liberté ils étaient rattrapés. Le Code noir s’appliquait sans pitié.

La problématique ontologique du rapport entre « le tout » et « sa partie » anime tout le document. Et l’optique est adéquate. Car, en matière de Droit, il y a une injustice profonde à rendre une « partie » supérieure à son « Tout ». C’est pourquoi ce document apparaît, pour qui accepte de le lire, comme une instructive réflexion sur le Droit, plus exactement comme l’amorce d’une (seconde et nouvelle) théorisation du Droit (pénal international) où le Droit, se portant au-delà ou au-dessus du Procès en cours, devient à lui-même son propre objet de pensée, et ce jusqu’aux confins de ce que le Droit « est » ou « devrait-être ». Or, cela, c’est-à-dire ce que le Droit « est » ou « doit être », c’est la Philosophie 2 qui, en dernier ressort, le (lui) dit. Et cela, la Philosophie ne le peut que depuis le Procès de Socrate, dont Platon et Xénophon ont fourni deux sublimes interprétations. Au reste, pour saisir certains aspects essentiels du Procès de Laurent Gbagbo, l’Apologie de Socrate (GF Flammarion, 3ème édition corrigée, Paris, 2005), qui relate tout le procès du philosophe, doit-il être lu et médité, parce qu’il jette un éclairage inédit et inattendu sur les enjeux, dont l’un des plus intéressants est un enseignement : Socrate peut fuir. Mais au nom seul de « la vérité » il y exercera sa pleine Liberté, celle précisément de ne pas fuir, décision radicale dont la conséquence directe et l’effet immédiat sera de se donner la mort par empoisonnement. Socrate est-il ainsi l’exemple emblématique du condamné qui refuse de fuir, alors que l’opportunité lui est suggérée et qu’un plan de fuite avait été préméditée par son « réseau » d’amis. Fuir, était pour lui un non-sens et, pire, s’avouer et se reconnaître coupable.

Ce document se distingue, ensuite, par sa profonde maîtrise intellectuelle dans l’interprétation des « droits naturels », notamment du principal d’entre eux, la Liberté, qui en est la catégorie essentielle. Au fond, ce document interroge les sept Juges de la Chambre d’appel par les trois questions suivantes : qu’est-ce que donc la Liberté, si elle n’est pas libre ? Comment se peut-il que le Droit s’éloigne de luimême, s’il doit être le Droit et rester droit ? Et si jamais le Droit met à distance le Droit, autrement dit ‘’perd’’ la Liberté, est-il dès lors en conformité avec sa nature qui est d’être juste et libre ?

Enfin, ce document se distingue par sa grande rigueur méthodologique et ‘’dialectique’’ ; car chaque argument, notamment ceux de la Partie II, Droit applicable, présentés des points 18 à 29, et de la Partie III, Discussion, des points 29 à 73, chaque argument, dis-je, est illustré (étayé) et surtout exposé en lien organique avec l’ensemble des autres arguments et illustrations. C’est l’application du principe d’unité et de cohérence.

Sous le triple rapport mentionné, ce document atteint sa visée : ruiner juridiquement l’Appel interjeté par Mme Fatou Bensouda.

Mais, aussi brillant soit-il, ce document pose lui-même sa propre ‘’limite’’ : ne s’en tenir qu’au Droit, sans autre considération, si ce n’est celle à peine évoquée de l’impératif (politique) de la Réconciliation nationale en Côte d’Ivoire. C’est la limite que ses auteurs se sont posées. Et ils n’ont pas tort.

 

II. « Elenchos juridique » et « Elenchos dialectique »

Cependant, il nous faut aller au-delà de cette limite. Aussi, nous voudrions, ici, dire ce que ce document ne peut dire, au risque pour lui de sortir du champ du Droit qui est sa borne, sa frontière. Allons donc au-delà ! Car, il ne suffit pas seulement de ruiner, en droit, le prétendu « risque de fuite » de Laurent Gbagbo alléguée par Mme la Procureure, mais il faut nécessairement montrer en quoi ce risque-là est, à proprement parler, une absurdité totale, une incongruité complète, pour ne pas dire un non-sens absolu que ne peut envisager et moins encore mettre en œuvre l’acquitté de La Haye.

Question : si, au terme de son Procès, condamné, Socrate a refusé de fuir, pourquoi donc, acquitté, Laurent Gbagbo envisagerait-il de fuir ? Que veut dire « fuir », quand on a été jugé et déclaré est libre ? La force de l’elenchos dialectique est d’interroger l’argument de l’adversaire et du contradicteur, pour en dévoiler le caractère faux, non-vrai, en lui laissant le soin d’adopter la droite raison. C’est la méthode favorite de Socrate. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, présenté comme ‘’argument’’, si l’opinion (le pré-jugé) du « risque de fuite », s’effondre, alors et « en même temps », s’écroule de facto la conditionnalité (dimension restrictive) de la Liberté à laquelle Laurent Gbagbo est soumis ; d’autant que l’acquitté n’a aucune raison valable pour s’éclipser du Tribunal et de s’évader de La Haye ?

Car la Cour pénale internationale (CPI) est précisément « le terrain », le lieu, l’espace qu’il a choisi pour livrer le combat de sa liberté et de la Liberté. Et, comme cela saute aux yeux, il n’est point besoin d’être 3 grand clerc, pour voir, savoir et comprendre que Laurent Gbagbo s’inspire du modèle de Nelson Mandela. Une indication. Dès l’entame de son Procès, il affirmera, de façon catégorique, « on ira jusqu’au bout », de ce Procès s’entend. C’est « prisonnier », comme Socrate et Mandela, qu’il a choisi de livrer le combat pour « la vérité ». Et, bien souvent, dans l’histoire, la Prison a été le « lieu » d’essor de la Liberté. « Nul ne combat la liberté » avait averti Marx !

Socrate est et demeure l’exemple le plus emblématique du prisonnier qui, même ou alors parce que condamné, refuse de fuir, alors que l’opportunité lui est suggérée avec insistance et qu’un plan de fuite avait été prémédité et élaboré, de façon méticuleuse, par son « réseau » d’amis.

Qui ne médite pas l’exemple de Socrate, que Platon (son disciple et grand penseur de la Liberté) a le mieux compris jusqu’à en faire le moment historial duquel naîtra et sera fondée la Philosophie, ne peut comprendre les enjeux du Procès de laurent Gbagbo. « Dans l’Apologie, écrit Luc Brisson, Platon élève au rang de « mythe fondateur » de la philosophie un fait contingent et de peu d’importance au regard de l’histoire, la condamnation à mort en 399 [avant J.-C.] à Athènes d’un individu au terme d’un procès public. Et cette transmutation de la contingence en exigence absolue conserve aujourd’hui encore tout son pouvoir de fascination. Alors que, dans les autres dialogues socratiques, il décrit un Socrate en pleine action, dans l’Apologie Platon fait, en définitive, apparaître un Socrate qui, par sa mort, témoigne de cette conviction : seule la pratique qui inspire son action, à savoir la « philosophie », fait que, pour un être humain, la vie vaut d’être vécue » (p. 11).

Chacun perçoit désormais pourquoi nous disions, dans l’article précédent, que Laurent Gbagbo avait la sérénité de Socrate.

Et qui ne songe pas à l’expérience de Mandela, dont laurent Gbagbo s’est toujours proclamé disciple au point d’adopter sa tenue vestimentaire, celui-là ne peut comprendre que tout le capital historique de Socrate et de Mandela, leur grand prestige et leur belle notoriété, sont nés en prison, lorsqu’ils étaient prisonniers. L’un et l’autre, Socrate et Mandela, ont poussé jusqu’au bout cette logique du « temps politique », autrement dit, du Temps en Politique. Or, qui sait regarder, retrouve sous une forme atténuée cette réalité. En effet, cette conception du temps politique est présentée, de manière explicite, au point 74 du Document :

« 74. Ici, le passage du temps est un élément essentiel pour évaluer l’ampleur et les conséquences d’une violation des droits de Laurent Gbagbo. S’il advenait que la Chambre d’appel maintienne sa décision du 1er février 2019 – décision qui est manifestement sans base légale – et ce, pour une durée considérable, elle engagerait la responsabilité de la Cour pénale internationale comme organisation internationale, pour la violation caractérisée dans le temps des droits de Laurent Gbagbo, violation qui pourrait être assimilable à une détention arbitraire » (p. 21).

Chacun se souviendra, ici, de la formule célèbre que Laurent Gbagbo aime tant à répéter : « le Temps est l’autre nom de Dieu ». Balthazar Gracian ne dit pas autre chose, mais dans une formule laïque : « Il faut traverser la vaste carrière du Temps, pour arriver au centre de l’Occasion […] La béquille du Temps fait plus de besogne que la massue de fer d’Hercule » (L’Homme de Cour, Balthazar Gracian, p. 42). Pour Laurent Gbagbo, « l’Occasion », c’est ici la prison de la Cour pénale internationale. Ceux qui l’y ont mené ne pouvait s’en douter, sinon ils auraient redouté ce schéma.

Cette dimension métaphysique introduit la question suivante : pourquoi donc un acquitté, à savoir un homme qui jusque-là était un « accusé »-« présumé innocent », prendrait-il « le risque de fuir », à l’instant même où il est victorieux sur « le terrain » de l’adversaire ? Quel type de vainqueur serait-ce donc celui qui, fort et auréolé de sa victoire, fuirait ? Et s’il n’a pas fui avant, lorsqu’il était prisonnier, pour-quoi (selon quel but) fuirait-il après, quand il est déclaré totalement libre ? Un homme libre 4 jamais ne fuit ! Il n’a aucune raison de le faire. Nous avons indiqué deux dimensions de la temporalité : « avant », c’est-à-dire le passé, et « après », autrement dit le futur ou l’avenir. La grande force de Laurent Gbagbo est d’avoir fait le pari du Temps qui est la seule réalité à apporter « la vérité ». En s’y logeant, comme Socrate et Mandela, il a aura finalement épuisé tous ses adversaires et contempteurs.

Que d’accepter ce Procès, que de pouvoir ainsi vouloir le Justice, que de supporter les charges furent, il faut le dire, un bel honneur fait à Mme la Procureure et une déclaration de pleine confiance faite en la CPI. En effet, et chacun le remarquera aisément, l’attitude de Laurent Gbagbo (sérénité et confiance dans l’Institution) contraste et est tout à l’opposé du refus catégorique qu’adoptera, par exemple, Hissène Habré (ex-Président du Tchad) devant les chambres africaines extraordinaires du Sénégal. Seul le criminel refuse le Droit, parce qu’il redoute la Justice. Et parce que Hissène Habré ne se croit pas « innocent », il n’a pas de raison d’accepter « la vérité ». Cette attitude Laurent Gbagbo est l’une de ses plus grandes leçons faites publiquement aux dictateurs et criminels, en particulier africains. Ce sera, peut-être l’un de ses principaux legs qu’il fera à l’histoire de la jeune Démocratie représentative africaine.

Me Altit, qui reste l’un des meilleurs pénalistes français, a mieux que quiconque saisi que son client s’était inscrit dans le sillage de Nelson Mandela, sa référence en matière de droits civiques. Ainsi, prêter à Laurent Gbagbo une possible ou probable intention de fuite, après 8 ans de captivité et de combat juridique, est une incohérence manifeste. Fuir après sa propre victoire serait commettre une « africânerie », pour reprendre un mot qu’aimait à me dire le vieux Président Émile Derlin Zinsou dans nos ‘’conversations africaines’’.

Et cette intention de fuite, indument prêtée à Laurent Gbagbo par Mme la Procureure de la CPI, est d’autant plus improbable et stupéfiante que l’acquitté ne peut « décamper », puisqu’il est connu qu’il est « suivi » et surveillé 24 heures sur 24 heures.

Dussé-je le répéter, il est des accusés qui ne fuient pas, en particulier ceux qui sont convaincus de « la vérité », tel Socrate qui, au terme de son Procès, condamné à boire la ciguë (poison) ira jusqu’à refuser le droit que lui accorait le Droit grec de proposer une peine de substitution à celle de sa mort. Il n’en fera aucune. Il était, dira-t-il, habité par son « démon », c’est-à-dire l’écho intérieur de la vér-ité (ce qui est « vrai » (le raisonnement logique) et « se voit » (par le re-gard qui sauve-garde).

 

III. Court examen des hypothèses du « risque de fuite » formulé par Mme la Procureure

Socrate, en maître de la « dialectique », affirme dans ses dialogues, que la mise au jour de « la vérité » requiert l’examen objectif de la « cause du loup », c’est-à-dire les opinions, préjugés, avis ou idées contraires du contradicteur. Prenons alors au mot Mme la Procureure, en examinant, par hypothèses successives, « le risque de fuite » qui a ‘’justifié’’ sa demande de détention de l’Acquitté.

Première hypothèse: libre, Laurent Gbagbo fuit et, de la sorte, se soustrait à la Justice internationale. Il serait alors non plus un acquitté, mais un vulgaire fuyard qui, par cela même, ferait aveu public de culpabilité. Il serait, dès lors, promptement condamné par contumace et n’obtiendrait que le contraire de ce qu’il recherchait au début: la vérité et sa liberté. Et, dans ces conditions-là, Mme la Procureure aurait eu raison et vu ses craintes se confirmer. L’acquitté aurait tout perdu. Aucun bénéfice.

Deuxième hypothèse, qui approfondit la précédente: Laurent Gbagbo est parvenu à fuir, malgré le dispositif de surveillance mis en place par un service secret, peut-être celui du pays hôte, le Royaume de Belgique. En tant que fuyard, il ne pourrait désormais plus être candidat dans son pays aux élections présidentielles de 2020. Car, un tel acte insensé et sans issue, donnerait à la Commission électorale indépendante (CEI) ivoirienne et à la Cour suprême ivoirienne un sérieux et incontestable motif 5 d’invalidation de son éventuelle candidature (irrecevabilité de son dossier). Par conséquent, que gagnerait-il donc, en perdant tout, alors qu’il est désormais acquitté, ce qui est l’une des conditions nécessaires (mais non suffisantes) de sa possible candidature?

Troisième hypothèse, qui synthétise les deux antécédentes: Laurent Gbagbo est fuyard, condamné (de facto) et non candidat aux présidentielles de 2020. Qu’aura-t-il gagné en ayant pris et parvenu à mettre en œuvre « le risque de fuite » ?

À moins de faire preuve de grande stupidité, Laurent Gbagbo n’a aucun intérêt à fuir et à être réfugié dans un pays quelconque où, pour peu qu’il y ait un changement de gouvernement, pourrait de nouveau l’extrader à la CPI, comme ce fut le cas de Julian Assange (fondateur de Wikileaks) réfugié dans l’Ambassade d’Équateur à Londres et désormais entre les mains de la Justice britannique. Il est évident qu’un acquitté ne peut faire reposer son avenir sur une telle incertitude.

Il est donc manifeste que Laurent Gbagbo n’a aucun intérêt à se soustraire, c’est-à-dire à fuir la CPI. Et c’est sur ce point décisif que la Défense de Laurent Gbagbo aurait dû également, comme Socrate, pratiquer l’elenchos dialectique : la recherche de « la vérité » par la réfutation de l’hypothèse du « risque de fuite » alléguée par l’Accusatrice, Mme la Procureure, qui est parvenue à faire admettre à la Chambre d’appel qu’il s’agit d’une certitude. De l’hypothétique, elle a fait un catégorique. Ainsi, seul l’elenchos dialectique est susceptible de ruiner le fondement de l’argumentaire de Mme la Procureure, car son hypothèse eût perdu toute force, toute justification, parce que vidé de sa substance qui n’est pas juridique mais strictement psychologique : l’intention (supposée) de fuite. L’une des grandes erreurs de Mme la Procureure, sa faute la plus évidente, est d’avoir fait, de bout en bout, un procès sur et contre la psychologie de Laurent Gbagbo. Cela n’est pas du Droit, au mieux c’est de la mauvaise psychologie.

 

IV. Comment Mme la Procureure a involontairement aidé Laurent Gbagbo

Plions une dernière hypothèse qui, par nature, diffère des trois précédentes, bien qu’elle soit l’une de leurs conséquences. Supposons, un instant, que convaincu du « risque de fuite » de Laurent Gbagbo avec l’aide de son « réseau », Mme la procureure voulut, en toute conscience et coûte que coûte le faire condamner, n’eut-il pas mieux valu pour elle de le placer en situation de fuite, de le tester pour ainsi dire, et de la sorte le ‘’pousser à l’irréparable faute’’, afin de le faire définitivement condamner ? Cette hypothèse atteste qu’elle n’a elle-même jamais réellement cru au « risque de fuite » qu’elle prétend avoir voulu anticiper et déjouer. Supposons alors qu’elle l’ait placé en situation de fuite. Ou bien, Laurent Gbagbo n’aurait pas fui et dans ce cas, elle se serait trompée. Ou bien, il aurait fui, et dans ce cas de figure, elle l’aurait de facto rendu inéligible au regard du Droit interne ivoirien (Constitution : conditions d’éligibilité). Et elle eût, de surcroît, pris à témoin l’opinion internationale et convaincu les chancelleries de tous les États. Autrement dit, en rendant quasi impossible « le risque [imaginaire] de fuite », elle a renforcé la probable candidature de celui qu’elle voulut, dit-on, écarter de la prochaine compétition électorale. Si, ce que nous ne croyons pas, elle avait voulu rendre service à Alassane Ouattara, elle a procédé de façon fort malhabile, et l’a paradoxalement affaibli. Car d’un acquitté elle fait un « captif » et d’un probable candidat elle a fait un possible vainqueur. Plus étonnant encore, elle a donné à Laurent Gbagbo le rôle (politique) et la fonction (quasi religieuse) de ’’martyr’’ et, résultat totalement surprenant, elle lui aura fait une pré-campagne présidentielle gratuite, ce qui facilitera d’autant son éventuelle campagne officielle. En effet, comme en Tunisie, pour Nabil Karoui, « présumé innocent » et dont les droits fondamentaux, à savoir sa liberté est garantie par l’article 27, son éligibilité présidentielle par l’article 34 et, en cas de victoire, son immunité par l’article 108 de la Constitution. Car l’arrestation, puis l’emprisonnement de Nabil Karoui, dans le seul but de son éviction, a paradoxalement accru sa notoriété, au point que, libre depuis trois jours, il est susceptible de devenir 6 Président de la République. La Justice (ou plus exactement l’Injustice) tunisienne aura fait toute sa précampagne et même une partie de sa campagne présidentielle.

 

Somme toute, et le fait est instructif, Socrate est « né » de son Procès. Le procès de Castro fut sa tribune d’où il lancera sa célèbre formule sur le Temps : « L’Histoire m’absoudra ». Mandela est « né » de son Procès. Gbagbo est « né » de son Procès. Et, en tous les cas, et à peu de choses près, Mme la Procureure semble avoir commisle même type d’erreur que Mélétos (principal accusateur de Socrate) qui, selon la procédure grecque (voir Luc Brisson, Op. Cit., pp. 13 – 74), fonda toute son accusation sur l’elenchos juridique (nombre, qualité et notoriété des témoins comme critère suffisant pour attester de la culpabilité de l’accusé). C’est cet elenchos juridique qui, au cours du Procès et ‘’contre toute attente’’, s’effritera à vue d’œil, avant de s’effondrer publiquement, au point que la majorité des Juges de la Première chambre de la CPI estimera tout à fait inutile voire inapproprié d’écouter le contreinterrogatoire et le contre-témoignage, c’est-à-dire la seconde phase de l’elenchos juridique de Me Emmanuel Altit et son Équipe, après que la première phase ait consisté à décrédibiliser toutes les « preuves » et « confondre » les témoins de Mme la Procureure.

 

Au reste, il y a dans le Procès de Laurent Gbagbo maints aspects qui rappellent celui de Socrate. Et Me Emmanuel Altit semble en avoir eu le juste pressentiment, d’où le caractère de réflexion que revêt son document N° : ICC-02/11-01/15 qui, par ailleurs, paraît appeler à une consolidation de la CPI. Si besoin est, ce point fera l’objet d’un autre article.

 

En tous les cas, aux accusations de Mme la Procureure à l’encontre de Laurent Gbagbo, Me Emmanuel Altit a fort habilement pratiqué « l’elenchos [réfutation] juridique ». Socrate, lui, pratiquera au cours de son procès « l’elenchos [réfutation] dialectique » (L. Brisson, Op. Cit., p. 19). Nous y renvoyons le lecteur.

 

V. Leitmotiv : il faut maintenant sauver la Cour pénale internationale

Il faut maintenant sauver la Cour pénale internationale (CPI), contre tous ses détracteurs, car seuls les vrais dictateurs et les réels criminels doivent la redouter. Cette Institution doit devenir l’arme des faibles, le recours ultime des peuples africains, dont les institutions de Justice sont dans bien des cas non-libres et aux ordres. Seuls des Juges libres peuvent, sur la base du Droit, rendre un jugement libre !

Il faut maintenant sauver la Cour pénale internationale (CPI), au moment même où celle qui lui aura causé tant de discrédit, Mme la Procureure, s’apprête à la quitter dans quelques mois. En rendant le Droit et rien que le Droit, c’est-à-dire en refusant de faire de la basse psychologie d’intention, en ne cédant pas aux pressions politiciennes, en coupant tout lien d’influence avec les chancelleries des États (quels qu’ils soient), en ne donnant pas l’impression de protéger les intérêts des multinationales, la Chambre d’appel rétablira la notoriété de la CPI et consolidera l’immense espérance de tous les peuples d’Afrique et du monde qui endurent les crimes odieux des dictatures.

C’est désormais l’enjeu principal, la plus grande leçon que nous devons tirer et retenir du Procès Laurent Gbagbo. Et peut-être même que, bien inspiré, Mme la Procureure qui reste, à certains égards une femme courageuse, pourrait dispenser la Chambre d’appel de l’exercice d’une seconde décision qui pourrait lui être défavorable. Elle ne peut quitter de cette Institution, ou en tous les cas ne devrait pas en partir sur ces entrefaites qui, dans le fond, reste un bouclier de protection des peuples africains contre les Dictateurs.

Et, pour Mme la Procureure, en manière de salut amical et fraternel, nous voudrions terminer, en citant, une fois de plus, Balthazar Gracian : « Il faut être tel, que l’on n’ait jamais de quoi rougir devant soi-même. Il ne faut point d’autre règle de ses actions, que sa propre conscience » (Op. Cit., p. 38). 7

 

Fait à Paris, le 13 octobre 2019

Dr Pierre Franklin Tavares

Source  http://www.pftavares.fr/bensouda-contre-gbagbo-risque-de-fuite-ou-apologie-de-socrate/

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