Cécile Kyenge (député italien d’origine RDC) : «Le procès de Gbagbo a laissé percevoir une CPI trop politisée»
Extraits retranscrits par César ETOU
Sources : Radio FSK Hambourget, 22 février 2019
Cécile Kyenge est née à Kambove, en République démocratique du Congo (RDC). Ophtalmologue de formation et de profession, elle a exercé pendant longtemps à Modène (Italie) où elle a établi sa résidence après sa formation en médecine à Rome. Elle a fait ses cycles primaire et secondaire au Katanga, puis le début de sa formation universitaire à Kinshasa avant de se rendre en Italie dans les années 80. Pendant son parcours professionnel, Dr. Cécile Kyenge s’est engagée d’abord dans le secteur du bénévolat en participant aux activités de nombreuses associations. Elle a naturellement fini par s’occuper de la coopération internationale dans le secteur de la santé et par lancer un centre médical à Lubumbashi, y investissant pendant de nombreuses années dans les dotations logistiques ainsi qu’y amenant chaque vacance de nombreux médecins spécialistes italiens pour administrer des soins gratuits aux nombreux patients. Son engagement associatif s’est vite transformé en militantisme pro-migrants et pour la défense des droits des plus faibles. Son parcours, ponctué d’abord par les études qui l’ont amené à quitter son Katanga natal, a pris une tournure spectaculaire quand son activisme politique lui a permis d’être élue successivement au Conseil municipal à Kambove, au Conseil provincial et au Parlement italien avant d’être la première femme noire ministre dans l´histoire de l´italie, dans le gouvernement conduit par le Premier ministre Enrico Letta. L’expérience n’a duré que quelques mois mais elle a permis à cette africaine de toucher du doigt les difficultés liées à la fonction ministérielle en Europe, parmi les eurodéputés italiens. Dans l’interview qui suit, Cécle Kyenge se penche sur le dossier du Président Laurent Gbagbo. u Excellence Mme le ministre Cécile KYENgE, Vous venez d´avoir une séance de travail avec Mme Clotilde OHOuOCHi ancienne Ministre de la Sécurité Sociale et de la Santé de Côte d´ivoire sous la présidence de laurent gbagbo. pourrions-nous savoir les grandes lignes de cette rencontre ? J’ai effectivement rencontré Mme Clotilde Ohouochi à Strasbourg. nous nous sommes tout de suite trouvées en parfaite syntonie relativement aux enjeux de l’indépendance de l’Afrique et du rôle primordial de la femme dans nos sociétés africaines en général. Plus spécifiquement nous avons abordé le cas de la Côte d’Ivoire, un pays que j’aime autant qu’elle l’aime aussi. Vous ne le savez pas mais moi j’ai de la famille à Abidjan et ma tante qui y vit me transmet régulièrement les informations sur le climat social optimal et l’esprit d’accueil qui caractérisent les Ivoiriens. Ce n’est pas pour rien que votre pays est habité et parcouru par de nombreux Guinéens, Burkinabè et j’en passe (…) Enfin, pour ce qui est des enjeux politiques, je dois dire que pendant que nous nous rencontrions, la libération de votre ancien Président, du FPI et de la République, Son Excellence Laurent Gbagbo, était à la une des journaux et de l’actualité internationale. nous en avons parlé assez longuement et nous formulions ensemble le vœu que ce leader panafricain, injustement incarcéré dans les quartiers pénitenciers de La Haye, puisse recouvrer sa liberté. Maintenant c’est chose faite, certes à moitié, mais nous gardons l’espoir et nous savons qu’il sera finalement complètement acquitté. nous en disions de même du Général de la rue, le ministre Charles Blé Goudé. u Vous avez justement pris position, tout récemment, dans une déclaration vidéo, en faveur de l´ancien président laurent gbagbo dans le procès qui l´oppose à la Cour pénale internationale. laurent gbagbo a été acquitté par les juges de la Chambre de première instance 1 assorti d´une libération immédiate. Mais la Chambre d´appel a transformé cette libération immédiate en libération conditionnelle.
Quelle est votre opinion sur cette décision de la Cpi ? L’Appel des procureurs a en quelque sorte freiné la libération totale du Président Gbagbo, mais ce n’est que partie remise. J’avais suivi avec une attention particulière le passage des témoins de l’accusation à la barre. Le degré d’absurdité dans les débats était tel qu’on ne pouvait que s’attendre à une libération. Vous savez, suite au procès de Laurent Gbagbo, la CPI a perdu beaucoup de crédibilité, et de nombreux pays africains ont entrepris de la quitter, souvent dans des actions groupées qui, même si elles n’ont pas marché, ont tout de même laissé percevoir le danger d’une CPI trop politisée. Depuis là, si la Gambie de yayah Jammeh et le Burundi de Pierre nkurunziza qui ont quitté la CPI peuvent être tancés de dictatures, l’initiative de l’Afrique du Sud de Jacob Zuma de quitter la CPI avait suscité bien d’inquiétudes. nous sommes tous d’accord qu’il faut une Cour de justice internationale qui puisse garantir les punitions contres des exactions de masse transfrontalières qui s’opèrent dans certains de nos contextes, notamment africains, mais voir qu’à la CPI les seuls inculpés de marque étaient des Africains avait laissé persister le sentiment d’une justice partiale, à vocation raciale (…). Aujourd’hui encore, d’aucuns estiment que l’entêtement des procureurs de la CPI qui ont amené les Juges d’Appel à conditionner la libération du Président Gbagbo est mû par des motivations politiques pour ne pas en dire plus. u Votre pays, l´italie, est confronté à la forte crise migratoire qui secoue l´Europe. les autorités italiennes ont récemment fustigé la responsabilité de la France dans cette crise migratoire en ce sens que, selon l´italie, paris continue d´entretenir des colonies en afrique. Je sais, Mme le Ministre, que vous êtes du parti démocrate donc de la gauche. Mais que pensez-vous de cette opinion exprimée par les autorités italiennes qui, elles, sont de la Droite, voire l´Extrême droite? L’Europe en général, et la France en particulier, entretiennent des rapports déséquilibrés avec l’Afrique. Ce n’est qu’un secret de Polichinelle. Il n’y a qu’une certaine catégorie de dirigeants européens, incroyablement sous l’emprise de l’ignorance, qui peuvent croire avoir découvert l’eau chaude en faisant de telles déclarations. nous sommes tous avisés sur l’exploitation séculaire et souvent sauvagement menée de l’Afrique par l’Europe. Dans ce rapport léonin, l’Italie ne peut pas se sentir non concernée, car les entreprises italiennes, autant que celles françaises, opèrent sur le continent et rapatrient les bénéfices et les fonds de la même façon que les autres. Dès lors, il faut contextualiser les choses pour comprendre la déclaration de l’actuel gouvernement italien. C’est depuis septembre 2018 que le gouvernement italien a maille à pâtir avec les autorités budgétaires européennes, notamment le Français Moscovici, au sujet de l’alourdissement de la dette italienne que le gouvernement a voulu opérer pour satisfaire ses promesses électorales. Le veto de la France a ainsi mis en lumière le caractère périlleux de la manœuvre financière du gouvernement italien, suscitant le courroux de ce dernier. La question du Franc CFA s’insère dans ce cadre, les Italiens estimant que si la France ne s’endette pas autant qu’eux ont voulu faire, c’est parce que la France finance sa dette avec l’argent des Africains. En plus, vous savez que les élections européennes approchent à grands pas. Le Mouvement 5 Etoiles, parti populiste italien, essaie de rechercher des alliances dans les autres pays européens en vue de la formation d’un groupe parlementaire au sein du futur Parlement européen. Ils viennent en fait de passer 5 ans au Parlement européen sans que personne ne s’aperçoive de leur présence et ils ont quelquefois été objet de dérision de la part des autres groupes politiques. Dans le cadre de la recherche des nouvelles alliances, les 5 Etoiles italiens voient d’un bon œil une possible collaboration avec les Gilets jaunes français, dont la charte prévoit justement la lutte contre la Françafrique. La déclaration du gouvernement italien sur le Franc CFA est donc un appel de balle aux Gilets jaunes et non une volonté de libérer les Africains. Enfin (…), il y a un certain nombre de pays qui voudraient que la France renonce à son droit de veto au sein du Conseil de Sécurité des nations Unies, au profit d’un droit de veto européen, qui serait alors plus du ressort de l’Allemagne et non de la France toute seule. L’actuel gouvernement italien, dans un appel de balle à l’Allemagne, attaque la France de Macron. Comme nous pouvons le constater, ce n’est pas pour l’Afrique que le gouvernement italien, populiste et xénophobe, a parlé. C’est plutôt dans la géopolitique européenne qu’il faut trouver les raisons de leur déclaration. Cependant, le gouvernement italien a touché un point important, et je trouve que ça a été bien de l’avoir dit, parce que ça peut permettre à la cause d’avancer. Mais nous avons la nécessité de dessiner une stratégie depuis l’Afrique, pour nous défendre et ne pas déléguer notre lutte aux passants qui, en plus, en font une utilisation instrumentale. Pour sortir du CFA de manière ordonnée, il faut une grande réflexion et beaucoup de prudence. Il faut définir la nouvelle monnaie et créer toutes les conditions de remplacement, avant de nous engager dans des parcours qui peuvent se révéler périlleux (…).
Source: La Voie Originale n°393.